jeudi 18 janvier 2018

Les Allégories du Jardin - Le Griffon


Drapeau de Fedoskinskoe (Oblast de Moscou, Russie)

Allégorie 37 et dernière – Le Griffon


          Ô vous qui savez comprendre les allégories, en voici une qui ne peut manquer de vous être agréable : si vous croyez pouvoir saisir le sens caché de la parabole que je vous présente, écoutez attentivement ces allusions énigmatiques qui renferment mon secret.
          On rapporte qu’un jour les oiseaux s’assemblèrent et qu’ils se dirent les uns aux autres : Nous ne pouvons nous passer d’un roi que nous reconnaissions et par qui nous soyons reconnus : allons donc en chercher un, attachons-nous à lui, et, soumis à ses lois, nous vivons à l’abri de tout mal, sous sa protection semblable à l’ombre d’un arbre au feuillage épais. On nous a dit qu’il y a, dans une des îles de la mer, un oiseau nommé Antamogreb, dont l’autorité s’étend de l’orient à l’occident : pleins de confiance en cet être, volons donc vers lui. Mais la mer est profonde, leur dit-on ; la route est difficile et d’une longueur incalculable : vous avez à franchir des montagnes élevées, à traverser un océan orageux et des flammes dévorantes. Croyez-le, vous ne sauriez parvenir à cette île mystérieuse ; et quand même vous surmonteriez tous les obstacles, la pointe acérée des lances empêche d’approcher de l’objet sacré : restez donc dans vos nids, car votre partage est la faiblesse, et ce puissant monarque n’a pas besoin de vos hommages, comme l’expose ce texte du Coran : Dieu n’a pas besoin des créatures. Le Destin vous avertit d’ailleurs de vous défier de votre ardeur, et Dieu lui-même vous y engage. Cela est vrai, répondirent-ils ; mais les désirs de l’amour ne cessent de nous faire entendre ces mots du Coran : Allez vers Dieu. Ils s’élancèrent donc dans l’air, avec les ailes auxquelles fait allusion ce passage du même livre, Ils pensent à la Création du ciel et de la terre, supportant avec patience la soif brûlante du midi, d’après ces paroles, Celui qui sort de sa maison pour fuir Ür. Ils marchèrent sans se détourner jamais de leur route : car, prenaient-ils à droite, le désespoir venait les glacer ; prenaient-ils à gauche, l’ardeur de la crainte venait les consumer. Tantôt ils s’efforçaient de se devancer mutuellement ; tantôt ils se suivaient simplement l’un l’autre. Les ténèbres d’une nuit obscure, l’anéantissement, les flammes, la défaillance, les flots irrités, l’éloignement, la séparation, les tourmentaient tour-à-tour... lls arrivèrent tous enfin à cette île pour laquelle ils avaient abandonné leur patrie, mais l’un après l’autre, sans plumes, maigres et abattus, tandis qu’ils étaient partis surchargés d’embonpoint.
          Lorsqu’ils furent entrés dans l’île de ce roi, ils y trouvèrent tout ce que l’âme peut désirer, et tout ce que les yeux peuvent espérer de voir. On dit alors à ceux qui aimaient les délices de la table ces mots du Coran, Prenez des aliments sains et légers, en récompense du bien que vous avez fait dans l’autre vie ; à ceux qui avaient du goût pour la parure et pour la toilette, ces mots du même livre, Ils seront revêtus de draps précieux et d’habits moirés, et seront placés en fate les uns des autres ; à ceux pour qui les plaisirs de l’amour avaient le plus d’attraits, Nous les avons unis aux houris célestes. Mais lorsque les contemplatifs s’aperçurent de ce partage : Quoi ! dirent-ils, ici comme sur la terre notre occupation sera de boire et de manger ! Quand donc l’amant pourra-t-il se consacrer entièrement à l’objet de son culte ! quand obtiendra-t-il l’honneur qu’appellent ses vœux brûlants ! Non, il ne mérite pas la moindre considération, celui qui accepte le marché de la dupe. Quant à nous, nous ne voulons que ce roi pour qui nous avons traversé des lieux pierreux, franchi tant d’obstacles divers, et supporté avec patience la soif ardente du midi, en nous rappelant ce passage du Coran : Celui qui sort de sa maison pour fuir... Nous faisons d’ailleurs peu de cas des parures et des autres agréments. Non, encore une fois, par celui qui seul est Dieu, ce n’est que Lui que nous désirons, que lui seul que nous voulons pour nous. Pourquoi donc êtes-vous venus, leur dit alors le roi, et qu’avez-vous apporté ! L’humilité qui convient à tes serviteurs, répondirent-ils ; et certes, nous osons le dire, tu sais mieux que nous-mêmes ce que nous désirons. Retournez-vous-en, leur dit-il. Oui, je suis le roi, que cela vous plaise ou non ; et Dieu n’a pas besoin de vous. Seigneur, répliquèrent-ils, nous savons que tu n’as pas besoin de nous ; mais personne parmi nous ne peut se passer de toi. Tu es l’Être excellent ; et nous sommes dans l’abjection ; tu es le fort, et nous sommes la faiblesse même. Comment pourrions-nous retourner aux lieux d’où nous venons ! nos forces sont épuisées, nos cohortes sont dans un état de maigreur inexprimable, et les traverses auxquelles nous avons été en proie ont anéanti notre existence corporelle.
          Par ma gloire et par ma dignité, dit alors le roi, puisque votre pauvreté volontaire est vraie, et que votre humilité est certaine, il est de mon devoir de vous retirer de votre position malheureuse. Guérissez celui qui est malade ; et venez tous dans ce jardin frais et ombragé, goûter le repos le plus voluptueux. Que celui dont l’espoir s’est attiédi, prenne un breuvage où l’on aura mêlé du gingembre ; que celui, au contraire, qui s’est laissé emporter par la chaleur brûlante du désir, se désaltère dans une coupe où l’on aura mêlé du camphre. Dites à cet amant fidèle qui a marché dans la voie du spiritualisme, Bois à la fontaine nommée Sal-sabil. Amenez à son médecin le malade, puisque sa fièvre amoureuse est véritable ; approchez de sa maîtresse l’amant, puisque sa mort mystique est complète. Alors leur seigneur les combla de bonheur et de joie ; il les abreuva d’une liqueur qui les purifia ; et aussitôt qu’ils en eurent bu, ils furent plongés dans la plus douce ivresse. Ils dansèrent ensuite au son d’airs mélodieux : ils désirèrent de nouveaux plaisirs, et ils les obtinrent ; ils firent diverses demandes, et ils furent toujours exaucés. Ils prirent leur vol avec les ailes de la familiarité, en présence de Gabriel ; et, pour saisir le grain sans tache du chaste amour, ils descendirent dans le lieu le plus agréable, où était le roi le plus puissant. Aussitôt qu’ils y furent arrivés, ils entrèrent en possession du bonheur, et, jetant avidement leurs regards dans ce lieu sacré, ils virent que rien ne cachait plus le visage de leur maîtresse adorée ; que les coupes étaient disposées ; que les amants étaient avec leur divine amie... Ils virent enfin ce que l’oeil n’a jamais vu, et ils entendirent ce que l’oreille n’a jamais entendu.


         Ô mon âme, réjouis-toi à l’heureuse nouvelle que je vais t’apprendre : ta maîtresse chérie reçoit de nouveau tes voeux et tes hommages ; sa tente, asile du mystère, est ouverte à ses amants fidèles. Respire avec volupté les parfums enivrants qui s’exhalent de cette tribu sacrée. Vois l’éclair, avant-coureur de l’union la plus tendre, briller au loin dans la nue. Tu vas vivre dans la situation la plus douce ; toujours auprès de ta bien-aimée, toujours avec l’idole de ton cœur, sans que rien puisse jamais t’en séparer. Les larmes de l’absence ne mouilleront plus tes paupières ; une barrière funeste ne t’éloignera plus de ce seuil béni ; un voile importun ne te cachera plus ces traits radieux : tes yeux, ivres d’amour, contempleront, à tout jamais, la beauté ravissante de cet objet dont une foule d’amants désirent si ardemment la vue, et pour qui tant de cœurs sont consumés d’amour.


Al-Muqaddasi



Blason de la Poméranie (Allemagne)

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