Une conscience qui ne connaît pas sa propre vérité,
Chasseresse égarée à la poursuite d’aurores trompeuses
Elle se meut ici entre les extrémités noires et lumineuses de l’être,
Dans une pénombre qui semble un tout :
Un interrègne dans la Réalité
Découpe la Pensée intégrale et le Pouvoir total ;
Elle décrit des cercles, ou reste dans un vague interlude,
Incertaine de son commencement et de son dénouement,
Ou elle court sur une route qui n’a pas de fin ;
Loin du Crépuscule originel et loin de la Flamme finale
Elle vit dans quelque énorme lacune d’inconscience
Comme une pensée qui persiste dans un grand vide.
Telle une formule inintelligible
Suggérant au Mental un million de sens,
Elle prête une signification à un monde hasardeux.
Des conjectures appuyées sur des preuves problématiques,
Un message mal compris, une pensée confuse
Qui manquent leur but, tel est tout son savoir,
Ou un fragment du mot universel.
Deux lettres géantes sont laissées vides de sens
Tandis que tourne sans appui le signe du milieu
Porteur d’un énigmatique univers,
Tel un présent sans passé et sans avenir
Qui répète la même révolution tourbillonnante
En vérité, la page cosmique se lit sans contexte :
Ses signes nous dévisagent comme une écriture inconnue,
Laissant apparaître, masqué par une langue étrangère
Ou sous un cryptogramme au chiffre splendide, sans clef,
Un fragment d’une parabole sublime.
Pour les yeux des créatures périssables, elle semble
La grandeur d’un miracle inutile ;
Se gaspillant elle-même pour durer un moment,
Une rivière qui ne trouve jamais son océan,
Elle court à travers la vie et la mort au fil du Temps ;
Un feu dans la Nuit est toute la splendeur de sa formidable action.
En vérité, notre besoin criant est de joindre encore une fois
Ce qui, maintenant, est séparé, opposé et deux,
Scindé en des sphères souveraines qui jamais ne se rencontrent
Ou se font face comme les pôles lointains de la Nuit et du Jour.
Il nous faut combler l’immense lacune que nous avons creusée,
Re-marier la solitaire consonne close du fini
À la voyelle ouverte de l’Infini,
Relier d’un trait d’union la Matière et le Mental,
Cet isthme étroit de l’ascension de l’âme :
Il nous faut retrouver le fil secret au sein des choses,
Rappeler dans nos cœurs l’Idée divine perdue,
Reconstituer le mot parfait, unir
L’Alpha et l’Omega en un seul son,
Et que l’Esprit et la Nature soient un même corps.
Il existe deux bouts dans ce plan mystérieux.
Dans le vaste éther sans signe du Moi,
Dans l’immuable Silence nu et blanc,
Seuls, resplendissants comme des soleils d’or éblouissants,
Voilés par le Rayon qu’aucun œil mortel ne peut supporter,
Les libres pouvoirs absolus de l’Esprit
Brûlent dans la solitude des pensées de Dieu.
Un ravissement et une radiance et un silence
Délivrés de l’atteinte des cœurs blessés,
Fermés à la Pensée qui regarde le chagrin,
Étrangers à la Force qui crie sa douleur,
Ils vivent dans cette inaliénable félicité.
Immaculés de par leur propre connaissance et leur propre pouvoir,
Calmes, ils reposent sur l’éternelle Volonté.
Seule compte sa loi, et à lui seul ils obéissent ;
Ils n’ont nul but à atteindre, nulle fin à servir.
Implacables dans leur pureté intemporelle,
Ils refusent les marchandages et le trafic des cultes ;
Insensibles aux cris de révolte et aux prières ignorantes,
Ils ne comptent point nos vertus ni nos péchés,
Ils ne cèdent point aux voix qui implorent,
Ils n’ont aucun commerce avec l’erreur et son règne :
Ils sont les gardiens du silence de la Vérité,
Ils sont les dépositaires du décret immuable.
Une soumission profonde, telle est la source de leur puissance,
Une calme identité, leur manière de connaître,
Sans mouvement est leur action, comme un sommeil.
En paix, ils regardent le tumulte sous les étoiles,
Immortels, ils veillent aux œuvres de la Mort et du Hasard,
Immobiles, voyant les millénaires passer,
Impassibles tandis que se déroule le long périple du Destin,
Ils sont le spectateur de nos luttes avec un regard impartial,
Et pourtant, sans eux, le cosmos ne pourrait pas être.
Inaccessibles au désir et à la ruine et à l’espoir,
Leur état de puissance inviolable
Soutient, sans émotion, l’énorme tâche du monde :
Son ignorance est allumée par leur connaissance,
Son aspiration persiste par leur indifférence.
De même que le haut tire le bas pour grimper sans cesse,
De même que le large tire le petit à l’aventure du vaste,
Leur distance incite l’homme à se dépasser lui-même.
Notre passion aspire à épouser le calme éternel,
Notre quête mentale de nain aspire à trouver la lumière de l’Omniscient,
Notre cœur impuissant à contenir la force de l’Omniscient.
Acquiesçant à la sagesse qui fit l’enfer
Et à la brutale utilité de la mort et des larmes,
Acquiesçant aux pas graduels du Temps,
Insoucieux, semblent-ils, du chagrin qui blesse le cœur du monde,
Insoucieux de la douleur qui déchire son corps, sa vie,
Au-dessus de la joie et de la peine, ils marchent en grandeur :
Ils ne font point de partage avec le bien qui périt,
Muets, purs, ils ne participent point au mal qui se fait ;
Sinon leur puissance serait faussée et ne pourrait sauver.
Conscient de la vérité qui demeure dans les extrêmes de Dieu,
Connaissant le mouvement d’une Force qui voit tout
Et la lente aventure hasardeuse des longues années ambiguës
Et le bien inattendu surgi des actes malheureux,
L’immortel ne voit pas comme nous voyons vainement.
Il regarde les aspects cachés, les pouvoirs masqués,
Il connaît la loi et le lien naturel des choses.
Non poussé par la volonté d’agir dans une brève vie,
Non harcelé par l’éperon de la pitié et de la peur,
Il ne se hâte point de dénouer le nœud cosmique
Ni de réconcilier le cœur divisé et déchiré du monde.
Dans le Temps, il attend l’heure de l’Éternel.
Et pourtant, secrète, une aide spirituelle est là ;
Tandis que serpente et tourne une nonchalante Évolution,
Tandis que la Nature taille sa route de bronze et de pierre,
Une intervention divine trône au-dessus.
Survivants dans un univers mort qui tournoie,
Nous ne tourbillonnons pas ici sur un globe accidentel
Abandonnés à une tâche qui dépasse nos forces ;
Même à travers l’anarchie enchevêtrée nommée Destin,
Même à travers l’amère mort et les chutes
Une Main sauveuse se fait sentir sur nos vies.
Elle est proche de nous en d’innombrables corps, en d’innombrables naissances ;
Dans sa poigne qui ne vacille pas, elle garde sauf pour nous
Le seul, l’unique suprême résultat inévitable
Qu’aucune volonté ne peut soustraire et aucun sort changer :
La couronne d’immortalité consciente,
La divinité promise à nos âmes combattantes
Depuis le premier jour où le cœur de l’homme a osé la mort et souffert la vie.
Celui qui a façonné ce monde est son seigneur, toujours :
Nos erreurs sont ses pas sur le chemin ;
Il œuvre à travers les cruelles vicissitudes de nos vies,
Il œuvre à travers le souffle oppressé de la bataille et de la misère,
Il œuvre à travers nos péchés et nos peines et nos pleurs,
Sa connaissance décide en dépit de notre ignorance ;
Quelles que soient les apparences que nous dussions porter,
Quelle que soit la rigueur de nos maux et du destin présent,
Quand nous ne voyons plus rien que la rafale et la ruine,
Un Guide grandiose nous porte encore à travers tout.
Après avoir servi ce grand monde divisé,
La félicité et l’unité de Dieu sont notre droit inné.
Une date est fixée dans le calendrier de l’Inconnu,
Un anniversaire de la Naissance sublime :
Notre âme justifiera sa marche accidentée,
Ce qui, maintenant, est vain ou loin viendra proche.
Ces calmes et hautaines Puissances agiront enfin.
Immuablement prêtes pour leur tâche destinée,
Compatissantes, les Radiances à jamais sages
Attendent le mot de la voix de l’incarné
Pour bondir et jeter un pont sur l’énorme lacune de l’Ignorance
Et guérir les gouffres creux où crie la Vie
Et remplir cet abîme qu’est l’univers.
Ici, en attendant, au pôle opposé de l’Esprit,
Dans le mystère des abîmes que Dieu a bâtis
Pour faire là sa demeure au-dessous de la vue du Penseur,
Dans ce compromis entre une absolue Vérité nue
Et la Lumière qui habite près du bout noir des choses,
Dans cette tragi-comédie au déguisement divin.
Cette longue quête au loin d’une joie toujours proche,
Dans ce rêve grandiose d’où le monde est taillé,
Ce temple d’or sur l’assise d’un dragon noir,
La Force consciente qui agit au sein de la Nature,
Ouvrière enrobée de noir dans le complot cosmique,
Porteuse de l’image d’argile des dieux à naître,
Exécutrice de l’Idée inévitable,
Entravée, cernée par les anneaux du Destin,
Patiente dépositaire du lent Temps éternel,
Elle acquitte, heure par heure, sa charge secrète.
Totalement, Elle voit d’avance sous le masque des profondeurs impérieuses ;
Car l’intention muette des gouffres inconscients
Répond à une volonté qui voit sur les sommets
Et la première syllabe du Mot évolutif,
Pesante, brute de sens, contient sa fin de lumière,
Complice secrète d’une vaste descente des sommets victorieux
Et du prodige de l’immense soulèvement de l’âme.
Shri Aurobindo, Savitri, Le livre des commencements, Chant Quatre
(Traduction de Bernard Enginger dit Satprem, 1923-2007)
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