Armoiries de la ville de Nyurba (Yakoutie, Russie)
Tout, ici, où chaque chose semble être son moi tout seul
Est une forme de l’Un et unique transcendant :
Par lui seulement, ils sont, et leur vie est son souffle ;
Une Présence inaperçue façonne l’argile oublieuse.
Compagnon de jeu de la formidable Mère,
L’Un est venu sur ce douteux globe tournoyant
À cache-cache, poursuivi par Elle dans les forces et dans les formes.
Esprit secret dans le sommeil de l’Inconscient,
Énergie sans forme, Verbe sans voix,
Il était là avant que les éléments puissent émerger,
Avant la lumière de la pensée, avant que la vie puisse respirer.
Complice d’Elle dans son énorme feinte cosmique,
Il change ses semblants en formes réelles
Et du symbole fait l’égal de la vérité :
À ses pensées intemporelles, il donne une forme dans le Temps.
Il est la substance, il est le moi des choses ;
De lui, Elle a forgé ses œuvres expertes et puissantes :
Elle l’enveloppe dans la magie de ses humeurs
Et de ses myriades de vérités, Elle fait ses rêves sans nombre.
Le Maître de l’existence, enfin, s’est approché d’Elle :
Un enfant immortel est né dans les années fugitives.
Dans les objets qu’Elle forge, dans les personnages qu’Elle conçoit,
Rêvant, Elle poursuit son idée de lui
Et attrape un regard ici, un geste là :
Sans cesse, en eux, il répète ses naissances inlassables.
Il est le Créateur et le monde qu’il a créé,
Il est la vision et le voyant ;
Il est lui-même l’acteur et l’acte,
Il est lui-même le connaissant et le connu,
Lui-même, le rêveur et le rêve.
Ils sont Deux qui sont Un et jouent en bien des mondes ;
Dans la Connaissance et dans l’Ignorance, ils se rencontrent et se parlent
Et la lumière et l’obscurité sont l’échange de leurs yeux.
Notre plaisir, nos peines sont leur lutte et leur étreinte,
Nos actes, nos espoirs sont inséparables de leur légende ;
Secrètement, ils sont mariés dans notre pensée et dans notre vie.
L’univers est une mascarade sans fin :
Car rien, ici, n’est tout à fait ce qu’il semble,
C’est un fait de rêve vu par une vérité
Qui, sans le rêve, ne serait pas totalement vraie ;
Un phénomène significatif se détache
Sur un vague arrière-fond d’éternité,
Nous acceptons son visage et laissons passer tout son sens,
Un bout est vu, nous le prenons pour le tout.
Ainsi ont-ils fait leur drame et nous jouons les rôles :
Auteur et acteur et lui-même pour scène,
Il se meut là comme Âme, Elle comme Nature.
Ici, sur cette terre où nous devons jouer notre part,
Nous ne savons pas comment se déroulera le drame ;
Les paroles que nous prononçons sont le masque de Leur pensée.
Son plan immense, Elle le dissimule à nos yeux :
Elle a voilé sa gloire et sa félicité
Et déguisé l’Amour et la Sagesse de son cœur.
De toute la merveille et la beauté qui sont siennes
Seul un reflet obscurci peut être senti par nous.
Lui aussi, ici-bas, a revêtu une Divinité amoindrie,
Il a abdiqué sa toute-puissance,
Son calme, il l’a quitté, et son infinitude.
Il ne connaît plus qu’Elle, il s’est oublié Lui-même ;
À Elle, il a tout abandonné pour la faire grande.
En Elle, il espère se trouver Lui-même à nouveau, en chair,
Mariant la paix de son infini
Au ravissement de sa passion créatrice.
Bien que possesseur de la terre et des cieux,
C’est à Elle qu’il laisse la direction cosmique
Et regarde tout, Témoin de sa scène.
Figurant sur son théâtre,
Il ne dit pas un mot, ou il se cache dans les coulisses.
Il prend naissance dans le monde qu’Elle organise, suit sa volonté,
Devine le sens de ses gestes énigmatiques
Les fluctuations, les tournants hasardeux de ses fantaisies,
Mène à bien ses intentions, qu’Elle ne semble pas connaître,
Et sert ses desseins secrets à travers le Temps long.
Il la vénère, comme l’Une qui est trop grande pour lui ;
Il l’adore, comme la régente de son propre désir,
Il se soumet à Elle, comme Celle qui meut sa volonté,
Il brûle pour Elle l’encens de ses nuits et de ses jours
Offrant sa vie dans une splendeur de sacrifice.
Amant captivé par son amour et par sa grâce,
La félicité qu’il trouve en Elle est tout son monde :
Par Elle, tous les pouvoirs de son être éclosent ;
En Elle, il lit le but caché de Dieu dans les choses.
Ou bien, courtisan parmi sa suite innombrable,
Il se contente d’être près d’Elle et de la sentir proche,
Il change en merveilleux le peu qu’Elle donne
Et drape de son propre délice tout ce qu’Elle fait.
Un seul coup d’œil peut enchanter toute sa journée,
Un mot de ses lèvres fait voler de joie les heures.
Sur Elle, il appuie tous ses actes et tout ce qu’il est :
Sur ses largesses, il bâtit la fierté et la fortune de ses jours
Et traîne la plume de paon de sa joie de vivre
Et baigne au soleil radieux d’un sourire d’Elle qui passe.
D’un millier de façons, il sert les besoins de sa souveraine ;
Ses heures pivotent autour de sa volonté,
Tout reflète ses caprices, tout est Leur jeu :
Tout ce vaste monde est seulement Lui et Elle.
Shri Aurobindo, Savitri, Le livre des commencements, Chant Quatre
(Traduction de Bernard Enginger dit Satprem, 1923-2007)
La Connaissance secrète
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