Blason de Klein Wanzleben (Saxe-Anhalt, Allemagne)
C’était au cours de l’été 1980, vers la fin du mois d’août, aux
prémices de l’arrière-saison. Les grandes vacances étiraient leurs
derniers jours et la rentrée des classes pointait son nez. J’arpentais
alors la campagne de mon village natal avec un appareil photo, à l’affût
de vues, d’endroits, d’objets et de scènes en rapport avec l’univers
rural : un coin de rivière sauvage bordé d’aulnes et depuis longtemps
déserté par les pêcheurs ; un bout de verger à l’abandon où des pommes
de variétés rustiques n’intéressaient plus que les guêpes ; une vieille
charrette rongée par la rouille et la vermoulure qui finissait de se
décomposer dans les orties ; un portail de grange aux planches
disjointes et cendrées par les effets du temps qui passe et du temps
qu’il fait ; une basse-cour où quelques poules, comme oubliées et un peu
hagardes, sondaient d’un bec dubitatif une terre battue mille fois
revisitée… Tout un monde qui s’effaçait devant mes yeux et dont je
voulus sauver au moins l’image, faute de pouvoir le retenir. Les reliefs
d’une époque qui s’estompait peu à peu, dans l’indifférence générale,
et dont je recueillais les ultimes lueurs, à l’instant de leur
vacillement.
J’aperçus une vieille paysanne coiffée d’un foulard blanc carrelé de bleu qui sarclait un champ de betteraves fourragères envahi par les chardons, sous le soleil encore plombant de cet août finissant. De temps à autre, elle s’arrêtait et regardait à l’entour, appuyée sur sa houe, comme pour mesurer le travail accompli ou celui restant à faire. Peut-être aussi pour mesurer sa solitude car les champs étaient déserts, à perte de vue. Vingt ans auparavant, ils étaient encore pleins de monde. Du village agricole d’antan ne subsistaient que quelques fermes, condamnées déjà, faute de relève. Les filles étaient parties se marier ailleurs et les garçons avaient préféré endosser le col bleu ou le col blanc.
Arrivé à sa hauteur, sur un sentier qui débouchait d’une petite chapelle pour ensuite longer le champ, je la saluai. Nous nous connaissions bien car c’est dans sa ferme que j’allais, chaque matin, chercher le lait, avec un pot en aluminium muni d’une poignée amovible.
– Ah ! c’est toi. Qu’est-ce que tu fais ?
– Je prends quelques photos.
– Des photos ? Des photos de quoi ?
– Oh ! d’un peu de tout. De vous, par exemple.
– De moi ? Quelle drôle d’idée ! Suis-je donc à ce point un sujet intéressant pour que tu veuilles me prendre en photo ? Tu n’as donc rien d’autre à faire de ton temps ? (sous-entendu : rien de plus intelligent et donc de plus utile, comme, par exemple, de m’aider à sarcler ce champ de betteraves sur lequel je m’échine depuis ce matin.)
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