Décryptage et Revalorisation de L'Art de L’Écu, de La Chevalerie et du Haut Langage Poétique en Héraldique. Courtoisie, Discipline, Raffinement de La Conscience, état de Vigilance et Intention d'Unicité en La Fraternité d'un Nouveau Monde !

mercredi 30 septembre 2020

Rendez-vous manqué


Blason de Klein Wanzleben (Saxe-Anhalt, Allemagne)
 

     
      C’était au cours de l’été 1980, vers la fin du mois d’août, aux prémices de l’arrière-saison. Les grandes vacances étiraient leurs derniers jours et la rentrée des classes pointait son nez. J’arpentais alors la campagne de mon village natal avec un appareil photo, à l’affût de vues, d’endroits, d’objets et de scènes en rapport avec l’univers rural : un coin de rivière sauvage bordé d’aulnes et depuis longtemps déserté par les pêcheurs ; un bout de verger à l’abandon où des pommes de variétés rustiques n’intéressaient plus que les guêpes ; une vieille charrette rongée par la rouille et la vermoulure qui finissait de se décomposer dans les orties ; un portail de grange aux planches disjointes et cendrées par les effets du temps qui passe et du temps qu’il fait ; une basse-cour où quelques poules, comme oubliées et un peu hagardes, sondaient d’un bec dubitatif une terre battue mille fois revisitée… Tout un monde qui s’effaçait devant mes yeux et dont je voulus sauver au moins l’image, faute de pouvoir le retenir. Les reliefs d’une époque qui s’estompait peu à peu, dans l’indifférence générale, et dont je recueillais les ultimes lueurs, à l’instant de leur vacillement.

 

      J’aperçus une vieille paysanne coiffée d’un foulard blanc carrelé de bleu qui sarclait un champ de betteraves fourragères envahi par les chardons, sous le soleil encore plombant de cet août finissant. De temps à autre, elle s’arrêtait et regardait à l’entour, appuyée sur sa houe, comme pour mesurer le travail accompli ou celui restant à faire. Peut-être aussi pour mesurer sa solitude car les champs étaient déserts, à perte de vue. Vingt ans auparavant, ils étaient encore pleins de monde. Du village agricole d’antan ne subsistaient que quelques fermes, condamnées déjà, faute de relève. Les filles étaient parties se marier ailleurs et les garçons avaient préféré endosser le col bleu ou le col blanc.

 

      Arrivé à sa hauteur, sur un sentier qui débouchait d’une petite chapelle pour ensuite longer le champ, je la saluai. Nous nous connaissions bien car c’est dans sa ferme que j’allais, chaque matin, chercher le lait, avec un pot en aluminium muni d’une poignée amovible.

Ah ! c’est toi. Qu’est-ce que tu fais ?

Je prends quelques photos.

Des photos ? Des photos de quoi ?

Oh ! d’un peu de tout. De vous, par exemple.

De moi ? Quelle drôle d’idée ! Suis-je donc à ce point un sujet intéressant pour que tu veuilles me prendre en photo ? Tu n’as donc rien d’autre à faire de ton temps ? (sous-entendu : rien de plus intelligent et donc de plus utile, comme, par exemple, de m’aider à sarcler ce champ de betteraves sur lequel je m’échine depuis ce matin.)

      J’étais confus et me sentis un peu coupable, mesurant du coup la futilité de mon activité à l’utilité de la sienne. Le plaisir face au labeur. L’accessoire devant la nécessité.

– Certains ont la belle vie, tout de même, tandis que d’autres…

 

      Ce jour-là, les autres c’étaient moi. L’autre, qui promenait sa mélancolie chronique à travers la campagne ; l’autre encore, qui traînait sa nostalgie quasi dépressive d’un univers moribond dont il eût voulu faire durer la réalité par l’artifice de la matérialité de l’image. J’étais du côté passif. Presque hors-sol. Elle, du côté actif, le plus laborieusement du monde. J’admets qu’elle était alors loin d’une vision bucolique du paysage, quand, sa main servant de visière, elle portait son regard jusqu’à l’horizon, là où le ciel touche la terre. Justement, la terre est basse. Son dos en témoignait car à force de s’y courber, il s’était comme raidi dans cette position, au point de pouvoir à peine le redresser quand elle marchait. J’en ai connu beaucoup, des gens de terre, qui se déplaçaient ainsi, courbés en équerre ou presque.

 

      Quand je repense à ce moment – et j’y repense souvent – je me dis que c’est exactement ce que j’aurais dû faire alors : laisser là mon appareil et me joindre à elle. C’était un rendez-vous manqué. Pour moi surtout. J’en manquerai beaucoup d’autres par la suite.

 

      La mer revient toujours au rivage. Elle y dépose ce que l’on croyait englouti à jamais. Telle est la mémoire, qui remonte à la surface les instants oubliés. Des instants enfouis, surtout, qui germent à l’autre bout de la vie et dont on recueille la substance alors insoupçonnée. De celui que j’ai évoqué, je voulus fixer la forme, à jamais. Mais ce n’était qu’un plat cliché. Destiné, pourtant, à devenir l’image emblématique d’une époque, du moins dans mon esprit. Mais si la photo montre une paysanne en plein labeur, elle témoigne aussi de mon regard.

 

     Être de son temps, me disais-je, ce n’est pas suivre son courant mais s’asseoir sur sa rive et regarder. Être de son temps, c’est en être le témoin. Sans doute ai-je traversé ce monde comme un visiteur car j’étais plus un observateur qu’un acteur. Un passif. Plus tard s’y est ajoutée l’idée que le regard était lui aussi une action. Et pas des moindres. Donner son regard à l’autre, c’est le voir, c’est-à-dire le recevoir. Être présent à lui. Sans attente. L’espace d’une rencontre se mesure à cette aune. L’instant, alors, libère son atemporalité. Sa vraie dimension et sa substance.

 

      Rendez-vous manqué ? Oui, du point de vue du temps linéaire. Mais pas sur l’autre échelle. Ainsi le souvenir est-il à survenir, au lieu de n’être que la simple mémoire d’un instant passé. Tout ce que nous vivons est enseignant. Rien n’est fortuit et rien n’est un détail. Ce serait dénier à l’instant sa charge plénière et donc sa réalité profonde et atemporelle. Vivre c’est apprendre et donc « prendre avec ». Accueillir en soi. Aimer.

 

      On est toujours trop pressé. Aucun enseignement substantiel ne peut sortir de la hâte. Suivre le courant y entraîne. Le monde moderne en est la révélation la plus débridée. Il est dans la hâte. Donc dans l’absence. Le monde moderne n’est pas vivant. Il n’est qu’une mécanique qui tourne à vide, de plus en plus vite. Il est sans égards. Parce que sans regard.

 

     Sans hâte, la vieille paysanne sarclait son champ de betteraves pour le débarrasser progressivement de ses chardons. Jour après jour, je sarcle mon jardin intérieur pour en arracher les miens.

 

Marc

 

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