Armoiries du village de Primorsky (Russie)
Ainsi va le marin sur le flot du Temps,
Ainsi va le lent découvreur du monde de la Matière ;
Lancé dans cette petite naissance corporelle,
Il a appris ses balises en d’infimes baies du moi,
Mais ose, enfin, les infinitudes insondées,
Voyageur sur les mers de l’éternité.
Au premier départ brutal de son aventure cosmique,
On le voit ignorant de la force de sa divinité,
Timide initié de ce vaste dessein.
Fin capitaine d’un fragile esquif,
Caboteur de petites marchandises impermanentes,
Tout d’abord, il longe les côtes et fuit le large,
Il n’ose point affronter les hautes et périlleuses mers lointaines.
Il file son petit négoce sur les routes côtières,
Sa paye lui échoit d’un port à l’autre ;
Satisfait de sa ronde tranquille et invariable,
Il ne se hasarde pas vers le nouveau et le non-vu.
Puis il entend le son de mers plus vastes.
Un monde élargi l’appelle vers des scènes plus éloignées,
Et des voyages dans un arc de vision plus grand
Et des peuplades inconnues et des rivages encore vierges.
Sur une quille commissionnée, sa coque marchande
Sert le commerce du monde et les richesses du Temps,
Il taille l’écume d’une grande mer cernée de terres
Pour atteindre le feu de ports inexplorés sous des climats étranges
Et ouvrir des marchés pour les arts opulents de la vie,
De riches balles, des figurines ciselées, des toiles colorées
Et des colifichets sertis de joyaux pour les jeux d’une infante
Et les fruits périssables d’un dur labeur
Et des splendeurs éphémères gagnées et perdues en un jour.
Ou bien, traversant quelque abrupt détroit aux piliers de roc,
Sans s’aventurer encore à courir les océans innommés
Ou à faire voile dans les rêves lointains,
Il s’approche d’une côte peu familière
Et trouve de nouveaux havres parmi des îles de tempête,
Ou encore, guidé par un sûr compas dans sa tête,
Il plonge dans un brouillard étincelant qui couvre les étoiles
Et navigue sur les grand-routes marchandes de l’Ignorance.
Mais sa proue tire encore vers des rivages indécouverts,
Il tombe par chance sur des continents jamais imaginés :
Chercheur des îles Fortunées,
Il quitte les dernières terres, traverse les ultimes mers,
Il change d’amures et tourne sa quête vers les choses éternelles ;
La vie change pour lui ses scènes construites par le Temps,
Ses images voilaient l’infini.
Les frontières de la Terre s’éloignent, l’air du monde
Ne traîne plus autour de lui son voile transparent.
Il a traversé les limites de la pensée et des espoirs mortels,
Il a touché le bout du monde et scrute par-delà ;
Les yeux du corps mortel plongent leur regard
Dans les Yeux qui voient l’éternité.
Malgré lui, le voyageur du Temps doit explorer un monde plus grand.
Enfin, il entend un hymne sur les hauteurs
Et le loin parle et l’inconnu s’approche :
Il traverse les barrières de l’invisible
Et franchit la ligne de vue mortelle,
Il entre dans une vision nouvelle de lui-même et des choses.
Il est l’esprit dans un monde inachevé
Qui ne connaît pas cet esprit et ne peut pas se connaître lui-même :
La surface symbolique de sa quête sans but
Prend un autre sens pour ses yeux du dedans ;
C’est son obscurité qui cherche la lumière,
C’est sa vie mortelle qui cherche l’immortalité.
Dans le navire de cette incarnation terrestre,
Par-dessus l’étroite rambarde des sens bornés,
Il regarde les vagues magiques du Temps
Où le mental, telle une lune, illumine le noir du monde.
Au loin se silhouette, toujours échappé des yeux,
Confine esquissé dans la brume ténue d’une lumière de rêve,
Le contour d’un vague rivage mystérieux.
Matelot sur l’océan sans fond de l’Inconscient,
Il voyage à travers le monde étoilé de la pensée
Sur le pont de la Matière, vers le soleil de l’Esprit.
Parmi le tumulte et les cris de la multitude,
À travers les silences poignants de l’inconnaissable,
À travers un étrange demi-monde sous des cieux d’une autre nature,
Par-delà les latitudes et les longitudes de la terre,
Son but est fixé hors de toutes les cartes présentes.
Mais nul ne sait où il fait voile dans l’inconnu
Ni quelle mission secrète la grande Mère lui a donnée.
Par l’énergie cachée de sa toute-puissante Volonté,
Poussé par son souffle à travers les gouffres houleux de la vie,
À travers les orages qui grondent et les calmes lisses,
À travers les embruns et les brumes où rien ne se voit plus,
Il porte dans sa poitrine les ordres qu’Elle a scellés.
Tard, il saura, ouvrant la charte mystique,
S’il va dans un port vide de l’autre monde
Ou si, armé du fiat de la grande Mère, il découvre
Un mental nouveau et un corps nouveau dans la cité de Dieu
Et bâtit le temple de l’Immortel dans sa maison glorieuse
Unissant le fini à l’Infinitude.
À travers les mers saumâtres des années interminables
Elle pousse sa barque errante sous les grands alizés,
Et les eaux cosmiques écument tandis qu’il va
Et la tourmente autour et le danger et un appel.
Toujours il suit le sillage de la force qu’Elle a tracé.
Il navigue à travers la vie et la mort et une autre vie,
Il voyage et voyage à travers la veille et dans le sommeil.
Sur lui, Elle a posé un pouvoir de sa Force occulte
Qui le lie au destin de sa propre création,
Et jamais le puissant voyageur n’a de repos
Et jamais le voyage mystique ne peut cesser,
Jusqu’à ce que le crépuscule ignorant se lève de l’âme humaine
Et le matin de Dieu surprenne sa nuit.
Tant que dure la Nature, Il est là aussi,
Car assurément, Lui et Elle sont un.
Même dans son sommeil, il la garde sur sa poitrine :
Tous peuvent la quitter, il ne s’en ira point
Reposer sans Elle dans l’inconnaissable.
Il y a une vérité à connaître, une œuvre à accomplir;
Le jeu qu’Elle joue est réel, Il remplit un Mystère :
Il y a un plan dans l’insondable caprice mondial de la Mère,
Un but dans son immense partie de hasard.
C’est ce qu’Elle a toujours voulu depuis la première aube de la vie,
C’est cette constante volonté qu’Elle a masquée derrière ses jeux :
Évoquer une personne dans un Vide impersonnel,
Par la Lumière-de-Vérité frapper les racines massives de l’hypnose terrestre,
Réveiller un moi stupéfié dans les abîmes inconscients
Et tirer de sa torpeur de python un pouvoir perdu
Afin que les yeux de l’intemporel puissent s’ouvrir sur le Temps
Et le monde manifester le Divin sans voile.
C’est pour cela qu’il a quitté sa blanche infinitude
Et posé sur l’Esprit le fardeau de la chair
Afin que la semence de Dieu puisse fleurir dans l’Espace oublieux.
Shri Aurobindo, Savitri, Le livre des commencements, Chant Quatre
(Traduction de Bernard Enginger dit Satprem, 1923-2007)
(Traduction de Bernard Enginger dit Satprem, 1923-2007)
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